II
La forme humaine avait tout de même des avantages certains. Lorsqu’il fonçait d’un pôle à l’autre, tel un Père Noël supersonique, il se repaissait de photons, de gravitons, de rayons X, de lignes magnétiques et de chronotons. Mais rien de cela n’avait de goût. Il n’en allait pas de même pour les toasts beurrés, les œufs au bacon ou le café fumant. Leur ingestion était tout aussi agréable que leur rejet. Avant d’être changé, ses défécations étaient hâtives, honteuses. Il vivait à présent une nouvelle extase ; la sensation n’était pas la même quand il ingurgitait ou rejetait des aliments, mais le plaisir était tout aussi fort.
Il se rasait, se douchait et s’habillait, puis il lisait pendant quatre heures avant de sortir de chez lui, à sept heures trente. Les gardiens lui disaient bonjour, sans bien parvenir à dissimuler leur sentiment de dégoût mêlé de frayeur. Visiblement, ils étaient là pour le protéger. En fait, ils protégeaient les autres. C’est-à-dire, le reste de l’humanité.
D’un point de vue purement pratique, ils étaient en fait incapables d’assurer une quelconque protection, que ce fût la sienne ou celle d’autrui.
Il sortit de l’immeuble. De l’autre côté de la rue, un bâtiment abritait des dizaines de personnes qui, jour et nuit, dirigeaient des caméras, écoutaient des conversations téléphoniques ou manœuvraient des micros à distance. Il les avait « vus » à l’œuvre, la nuit. Ils adressaient leurs rapports à des agences situées à Washington, en Europe ou en Asie. Ils l’espionnaient et s’espionnaient entre eux.
Il longea vivement une douzaine de pâtés de maisons puis s’engagea dans une allée qui menait à une sorte d’énorme hôtel particulier. Il avait jadis appartenu à une famille fortunée de la ville, avant d’être transformé en salon funéraire. C’était là qu’il avait installé son quartier général. La foule qui attendait dans l’allée et sous le porche l’acclama quand il arriva. Ils tendaient la main, sans jamais parvenir à le toucher. D’un geste, il leur faisait signe de reculer, et ils se repliaient, ainsi qu’une vague de sable. Ils l’adoraient et le haïssaient à la fois.
Sur les milliers de personnes qui encombraient le parking, les pelouses, le trottoir et le porche, la moitié se constituait d’aveugles, de malades, de paralytiques, de mourants. L’autre moitié était formée de parents, d’amis ou d’infirmiers venus aider ceux qui avaient besoin de béquilles, de fauteuils roulants ou de civières pour se déplacer. Il pouvait renvoyer chez eux les malades, débarrassés à tout jamais de leurs maux comme de bagages désormais inutiles. Mais que pouvait-il faire pour les autres, ceux que l’on disait bien portants ? Comment pouvait-il lutter contre la haine et la cupidité, le préjugé et le mépris ?
Des lépreux, tous tant qu’ils étaient.
Il s’arrêta sous le porche, fit demi-tour et leva la main. Le silence s’imposa.
— Rentrez chez vous ! dit-il. Faites de la place pour les autres !
Il y eut des cris de joie et d’étonnement. Des béquilles volèrent en l’air. Des hommes et des femmes se mirent à danser. Des enfants se dressèrent sur leur fauteuil. Ceux qui étaient encore allongés sur des brancards furent transportés d’urgence vers les ambulances ; leur convalescence prendrait encore un certain temps. Une femme dont les os tordus commençaient à se liquéfier poussa des cris de terreur. Dans quelques semaines, elle serait en parfaite santé.
Tout à coup, au pied des marches menant au porche, un homme plongea la main dans son veston et en tira un revolver. Son visage était blême, tourmenté.
— Meurs donc, chien d’antéchrist ! hurla-t-il. L’Enfer sera encore trop bon pour toi !
La haine céda instantanément la place à la douleur la plus vive. Il laissa tomber son arme et étreignit sa poitrine. Deux policiers se précipitèrent vers lui, mais il était déjà trop tard. Il gisait à terre, mort, quand ils arrivèrent près de lui.
Et Paul Eyre murmura :
— Ils ne comprendront donc jamais !